POÉSIE ET ÉCOLOGIE
Poésie d'un poète, lointain voisin d'Amérique Latine, terre en souffrance de nos jours : Pablo Neruda. Le texte qu'il écrit en 1963 dénonce la déforestation d'une région du Chili, la province de Malleco.
ODE A L’ÉROSION
DANS LA PROVINCE DE MALLECO
Je suis retourné à ma terre verte et elle n'y était plus, elle n'y était plus, la terre, elle était partie. Avec l'eau vers la mer elle s'en était allée. Épaisse mère à moi, tremblants et vastes bois, provinces montagneuses, terre et senteur et humus : un oiseau qui siffle, une grosse goutte tombe, le vent sur son cheval transparent, fusains, noisetiers, hêtres impétueux, cyprès argentés, lauriers géants qui dans le ciel déchaînaient leur arôme, oiseaux au plumage mouillé de pluie qui poussaient un cri noir dans la fécondité du fourré, feuilles pures, compactes, lisses comme des lingots, dures comme des couteaux, fines comme des lances, araignées de la forêt, mes araignées, scarabées dont une goutte de rosée doublait le petit feu errant, patrie mouillée, ciel vaste, racines, feuilles, silence vert, univers embaumé, pavillon de notre planète : maintenant, maintenant mon cœur sent et touche tes cicatrices, après le rapt de la couche germinale du territoire, comme si la lave ou la mort avaient rompu ta substance sacrée, ou qu'une faux sur ton visage maternel ait tracé les initiales de l'enfer.
Terre, que donneras-tu à tes enfants, mère demain, ainsi détruite, ainsi dévastée dans ta nature, ainsi défaite dans ta matrice maternelle, quel pain vas-tu répartir entre les hommes?
Les oiseaux chanteurs, dans ta forêt, qui épelaient le fil éternel de la grâce, étaient aussi préservateurs du trésor, enfants du bois, rhapsodes à plumes du parfum. Ils t'avaient prévenue. Ils avaient dans leur chant prophétisé l'agonie. Sourde et fermée comme mur de cadavres est l'oreille stupide du gros propriétaire inerte.Il est venu brûler la forêt, incendier les entrailles de la terre, il est venu semer un sac de haricots, il nous a laissé un héritage glaciaire : l'éternité de la faim. Il a essarté par le feu la haute strate des manius, les bastions des chênes, la cité du hêtre, la bruissante ruche des ulmos, et maintenant autour des racines brûlées s'en va la terre, rien ne la défend, brusques effondrements, blessures que rien ni personne ne peut effacer du sol : elle a été assassinée ma terre, et brûlée la frondaison originaire.
Allons arrêter la mort!
Chiliens d'aujourd'hui, Araucans du lointain, maintenant, tout de suite, maintenant, il nous faut arrêter la faim de demain, renouveler la forêt promise, le pain futur de la patrie étroite! Il faut dés maintenant enraciner, planter l'espérance, fixer la branche au territoire!
Voilà ta conduite de soldat, ce sont là tes devoirs bruissants de poète, ta plénitude profonde d'ingénieur, des racines, des frondaisons vertes, à nouveau les églises du feuillage, et avec le
chant des oiseaux, retour du ciel, à la bouche de tes enfants il reviendra le pain qui maintenant s'enfuit avec la terre.
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