LICHENS & MOUSSES

Benoit Vincent / Vegetal Instin

Sur une tombe, il n'y a rien. Ou presque. Une mousse. Un lichen. On commence comme ça, toujours, depuis toujours : par une mousse, un lichen puis un orpin.

 

 Insatiable travail des mousses. Perpétuelle avancée des mousses, conquêtes, découvertes. Monde chatoyant des lichens, gravures sur les murs, sur le sol, sur les arbres mêmes. Il y a un monde auquel nous n'avons aucun accès, un ailleurs sous nos yeux. Une expérience - ou tout autre.

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LES LICHENS

Lichens crustacé

Cladonia (1/2) Parmélie (3)

Claude Durguin. Mousses et Lichens

 

Imperceptibles aux inattentifs, humbles ascètes du monde végétal – vaillants il ne leur faut que la pureté de l’air – à teintes de préférence diluées de nuit ou de pâleur lunaire, les lichens disposent obstinément leurs compositions. Un génie abstrait de la matière les habite, ils combinent des réseaux de crevasses, dessinent par myriades d’écailles des mondes sidéraux, établissent des reliefs par minuscules verrues et tumeurs. Parfois leurs larges taches croûtées sont jetées à même le sol pour d’inintelligibles estampes…

 

Plus que toute autre, végétation austère, ils sont accordés aux landes, accoutumés à l’espace, dociles à s’accrocher à la terre fouaillée par les vents, accommodants aux affleurements rocheux. On les voit étendre leur gazon lâche où domine le vert-de-gris, émouvoir soudain la roche d’une floraison sèche, blanche et funéraire…

 

Les lichens poussent sur les blocs leur énigmatiques macules blanches, à peine touchées de gris, de bleu parfois, gazonnent les sols pauvres, couvrent les brandes de leurs pruines stellaires, et partout où ils établissent leur règne placide, l’univers est baigné d’oubli, tout à coup hors de l’histoire, comme levé soudain d’un rêve sidéral.

 

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David G. Haskell. Le nœud Gordien

 

Les lichens forment des montagnes en miniature, rochers de grès escarpés mouchetés de taches d'humidité et de soleil. Leurs arêtes les plus hautes sont éclaboussées de flocons durs, gris comme de la semelle. Les gorges entre les rochers ont une nuance violette. Le turquoise luit sur les parois verticales et leurs flancs en pente douce dégorgent des cercles concentriques de chaux. Toutes les teintes de lichen sont comme peintes de frais...

Les lichens sont des amalgames de deux êtres vivants : un champignon et une algue, ou un champignon et une bactérie.

Le champignon déploie ses filaments sur le support et fournit ainsi un lit accueillant. L'algue ou la bactérie se niche à l'intérieur des filaments et met à profit l'énergie solaire pour fabriquer des sucres et autres molécules nutritives.Comme dans tout mariage, les deux conjoints sont transformés par leur union. Le corps du champignon s'étale, se muant en une structure semblable à celle d'une feuille d'arbre : membrane supérieure protectrice, couche occupée par les algues qui captent la lumière et pores minuscules pour la respiration. L'algue perd sa paroi cellulaire, confiant au champignon le soin de la protéger, et renonce à toute activité sexuelle au profit d'un clonage plus rapide mais génétiquement moins excitant...

En se libérant des contraintes de l'individualité, les lichens ont formé une union qui leur a permis  de conquérir le monde. Ils couvrent près de dix pour cent de la surface terrestre, surtout dans l'extrême nord, dépourvu d'arbres, où l'hiver règne en maître la majeure partie de l'année.

 

 

LES MOUSSES

 

Claude Durguin. Mousses et Lichens.

 

Est-ce parce du sous-bois elles sont la part plus intimement féminine, je ne sais, les mousses invitent la caresse. Le doigt, par jeu, effleure les bords ciliés, les feuilles frisées, et, plus souvent, la main irrésistiblement sollicitée éprouve la douceur du feutrage, s’enchante de ces plages moelleuses. Aux rochers en orée de cavernes, aux abords des résurgences, enfin elles font verte chevelure fuyante, et les pierres de gué qu’elles recouvrent glissent comme ventre de poisson.

 

Sirènes des sous-bois, les mousses insinuent la tentation du repos, et l’on soupçonne qu’à leur céder, à s’étendre auprès d’elles, visage contre la laine verte, leur parfum âcre aux narines, on s’immergerait dans de fraîches ténèbres, aux couleurs de verdure, on pressent que la sève viendrait peu à peu s’infuser dans les veines. Oui, on deviendrait un être de la forêt, aux rêves lents, familier des sorties nocturnes, attentifs aux longs échos.

 

Coriaces et tendres, rêches, douces, les mousses tentent toutes les métamorphoses : longues soies, cheveux, coiffe velue, langues, faux minuscules, ainsi explorent-elles le monde car ce sont plantes de patience. »

 

 

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David G. Haskell. Mousses et trombes d'eau.

 

Malgré leur verdoyante couleur, les mousses ne jouissent pas d'une grande considération. On les considère dans les manuels comme des rescapés d'un temps révolu, des prototypes supplantés par des végétaux plus perfectionnés, comme les fougères et les plantes à fleurs. Cette conception des mousses en tant que vestiges de l'évolution n'est pas défendable...

A travers ma loupe, je constate que le moindre millimètre carré de mousse retient l'eau. Dans les angles, entre les feuilles et les tiges, l'eau apparait sous forme de lunules argentées, immobilisées par la tension superficielle. Les gouttelettes ne dégoulinent pas, elles adhèrent et remontent. La mousse semble avoir aboli la pesanteur pour charmer des serpents liquides qui grimpent le long de la tige.C'est la magie du ménisque, cette lèvre aqueuse capable de remonter la paroi d'un verre par capillarité. Et telle une paroi de verre, la mousse, toute en arêtes, retient l'eau dans son labyrinthe intérieur...

Le corps des mousses est un delta marécageux miniaturisé et vu à la verticale. L'eau se glisse de bourbiers en lagons, puis ruisselets, enveloppant son logis d'humidité. Lorsque la pluie cesse, la mousse a ainsi capté cinq ou dix fois plus d'eau sur sa surface qu'elle n'en contient dans ses cellules. Les mousses peuvent traverser de longues périodes de sécheresse grâce à leurs réserves, à l'instar du chameau et de ses bosses.

 

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Francis Ponge. Mousse

Les patrouilles de la végétation s'arrêtèrent jadis sur la stupéfaction des rocs.Mille bâtonnets du velours de soie s'assirent alors en tailleur.
Dès lors, depuis l'apparente crispation de la mousse à même le roc avec ses licteurs, tout au monde pris dans un embarras inextricable et bouclé là-dessous, s'affole, trépigne, étouffe.
Bien plus, les poils ont poussé; avec le temps tout s'est encore assombri.
O préoccupations à poils de plus en plus longs! Les profonds tapis, en prière lorsqu'on s'assoit dessus, se relèvent aujourd'hui avec des aspirations confuses. Ainsi ont lieu non seulement des étouffements mais des noyades.
Or, scalper tout simplement du vieux roc austère et solide ces terrains de tissu-éponge, ces paillassons humides, à saturation devient possible.

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